INTERVIEW | En 2002, Luca est retrouvé dans le coma à Veysonnaz (VS). La justice désigne comme coupable un chien. Le début d’une formidable polémique. L’affaire rebondit aujourd’hui dans Canines, un roman signé… Janus.
© MARTIAL TREZZINI / KEYSTONE | 26 Juin 2002, Luca, 7 ans, et sa maman Tina dans un parc de Genève. L’agression dont il a été victime l’a laissé tétraplégique et aveugle. Il vit aujourd’hui en Italie.
Jean-Louis Kuffer | 08.06.2010 | 00:01
C’est un «antipolar» qui paraît aujourd’hui, huit ans après le drame de Veysonnaz. Dans la nuit du 7 février 2002, un petit garçon est retrouvé inconscient dans la neige, à moitié nu. La justice désignera un chien coupable. L’affaire est classée malgré de nombreuses zones d’ombre, des erreurs de procédure. Dans Canines, Janus, romancier sous pseudonyme, se ressaisit du cas pour explorer les pistes d’un détective de Sion. Rencontre.
– Pourquoi signez-vous Janus?– Parce que le nom de l’auteur risquerait d’interférer dans la réception de l’œuvre. D’un côté, je suis un homme jouant un certain rôle social, avec ses obligations et contraintes. De l’autre, je suis un auteur que personne ne soupçonne d’écrire ce genre d’œuvres. La littérature est mon «masque de fer».
– Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire un livre sur cette affaire?– Dès son classement, en 2004, ce cas irrésolu a frappé mon imagination. L’inhumanité inhérente à ce fait divers s’exprime dans toute son horreur par le terme de «Rital congelé», prononcé par un juge…
– Pourquoi un roman plutôt qu’un document?– Parce que le roman contient plus de vérité que les faits réels. Il sonde l’âme et pénètre des dimensions que la réalité passe par pertes et profits. C’est pourquoi la vraie histoire du monde se trouve plus dans les grandes œuvres littéraires que dans les faits historiques.
– Quelle a été votre base documentaire?– Je me suis fondé sur de nombreux entretiens avec les protagonistes du drame, et sur l’enquête de longue haleine menée par le détective Fred Reichenbach. Les événements relatés ont vraiment eu lieu. Par contre, la psychologie des personnages est imaginée.
– Dans quelle mesure votre roman peut-il contribuer au développement de l’affaire?– Il y a eu coïncidence entre la réactivation de l’affaire, due aux plaintes déposées contre la TSR plus d’une année après la diffusion de l’émission Zone d’ombre, le 4 janvier 2009, et la parution du livre. Mais ce qui m’importait, c’était de créer un univers romanesque, rien d’autre. Parfois, la littérature permet de rendre la dignité aux victimes. Ce que j’espère avoir fait.
– Pourquoi sous-titrer Canines «antipolar»?– Parce que dans un polar, la vérité finit toujours par être révélée sur la base de preuves ou d’indices. Dans Canines , rien de tel. On reste sur sa faim jusqu’au bout, et l’auteur est aussi impuissant à mettre un point final à l’affaire que son limier.
– L’ancrage en Suisse – et en Valais – de ce drame est-il significatif?– Non. Ça aurait pu se passer dans n’importe quelle vallée alpine. Le type de tissu social qui apparaît ici concerne toutes les contrées périphériques du monde où règne une société clanique.
– L’origine étrangère des parents joue-t-elle un rôle?– Oui, évidemment. Venant d’ailleurs, ils n’ont pas de relais à l’intérieur du système et butent contre l’omerta.
– Quel message voulez-vous faire passer?– Canines n’est pas que le récit d’un fait divers sordide. C’est avant tout une réflexion sur le fonctionnement de la société humaine, la perte de valeurs et d’empathie. Deux interrogations se sont d’emblée imposées à moi: comment donner un sens à un monde qui permet de telles horreurs et quelles sont les dérives de la modernité qui les rendent possibles?
– Quelles réponses avez-vous trouvées?– Si le destin tragique du petit garçon ne renvoyait qu’à lui-même, le monde serait perdu sans rémission. Par le fait qu’il a amené un être humain à aller plus loin dans la remise en question de la société et de l’existence humaine en général, cela donne une chance au futur: le détective prouve, par sa capacité de désespérer du monde, qu’il y a encore des êtres humains qui échappent à l’indifférence générale.
Canines, Janus, Ed. Xénia, 192 p.
LES FAITS
Le détective: «Comme un bizutage qui aurait mal tourné»
Le 7 février 2002, Luca Mongelli était retrouvé en pleine nuit, près de la maison de ses parents, à Veysonnaz, inconscient et en hypothermie. Gisant dans la neige à moitié nu et le corps couvert de griffures et d’ecchymoses, il fut pris en charge par les médecins excluant aussitôt toute agression sexuelle. Parallèlement, un inspecteur procédait à un premier constat sans sécuriser le lieu du drame, d’une manière reconnue sommaire, voire désinvolte.
Après la mise en cause d’un tiers soupçonné injustement d’acte pédophile, la justice valaisanne conclut que l’enfant avait été attaqué par son propre chien, Rocky, un berger allemand qu’il promenait avec son frère, Marco, âgé de 4 ans. L’affaire fut classée fin février 2004, et le chien euthanasié. La mesure fut dénoncée par la famille et son avocat, Me Fanti, convaincus de l’insuffisance de l’enquête. Sollicité par les parents de Luca, un détective privé sédunois, Fred Reichenbach, mena une investigation séparée qui lui permit d’envisager un autre scénario que celui de la justice. Celui-ci incrimine quatre adolescents connus pour leur violence, mais bénéficiant d’une protection liée au statut social de leurs parents.
Selon Fred Reichenbach, le fin mot de l’affaire se réduirait à «un bizutage qui aurait mal tourné». La thèse du chien, bouc émissaire idéal, aurait délivré les parents des ados de toute responsabilité, notamment financière, tandis que l’autorité verrouillait la loi du silence.
Source URL (Extrait le 08.06.2010 - 11:13): http://www.24heures.ch/actu/suisse/drame-luca-rejaillit-polar-2010-06-07